Nouvelle illustration sur l’étendue de la responsabilité des professionnels de la gestion de patrimoine.

1. Ce qu’il faut retenir

En principe, l’apport d’actifs immobilisés à une société entraîne l’imposition de la plus-value réalisée selon le régime des plus-values professionnelles.
Toutefois, par exception l’apporteur et le bénéficiaire de l’apport peuvent opter, dans l’acte d’apport, pour l’application du régime de faveur prévu à l’article 151 octies du CGI et bénéficier du report d’imposition des plus-values afférentes aux immobilisations non amortissables.

La cour d’appel de Paris précise que ce régime de faveur n’est pas applicable à l’apport de fonds de commerce qui ont été acquis sous le régime de marchand de biens puisqu’ils ont alors une nature de stocks et non d’actif immobilisé.

Ainsi, l’expert-comptable intervenu pour rédiger les actes d’apport et immatriculer les nouvelles sociétés engage sa responsabilité pour manquement à son obligation d’information et de mise en garde, s’il n’informe pas son client des conséquences fiscales liées à cette opération.

CA Paris, 3 mars 2020, n°17/04661

2. Conséquences pratiques

Dans la lignée de la jurisprudence antérieure, la Cour d’appel de Paris retient une lecture étendue de l’obligation d’information et de mise en garde pesant sur l’expert-comptable.

L’expert-comptable, comme tout professionnel, ne peut pas s’en tenir à la simple exécution de la mission technique convenue avec son client (rédaction d’actes en l’espèce), y compris lorsqu’il intervient seulement dans la mise en œuvre de la stratégie.

Il doit ainsi :

  • informer son client en lui présentant et en l’accompagnant sur les solutions offertes et adaptées à sa situation en matière juridique, fiscale, sociale et financière.
  • alerter son client sur toutes les conséquences induites par l’opération projetée.
Avis :

Les contentieux en matière de responsabilité professionnelle sont de plus en plus fréquents.

Cette décision pourrait d’ailleurs tout à fait s’étendre à l’ensemble des professionnels de la gestion de patrimoine qui interviennent dans la réalisation d’opérations pour le compte de leurs clients.

Afin limiter les risques de mise en cause de sa responsabilité, le professionnel a tout intérêt à interpréter de manière large ses obligations d’informations, de conseil et de mise en garde. Il pourra anticiper un éventuel contentieux en conservant la preuve du respect de son obligation professionnelle. Il lui incombe de confirmer par un écrit circonstancié, les informations, préconisations et mises en garde qu’il peut donner verbalement à son client.

Une décharge conventionnelle de responsabilité peut également être envisagée lorsque les clients refusent de suivre ses préconisations ou de coopérer. Ces derniers reconnaitraient avoir eu connaissance de l’information, mais ne pas souhaiter s’y conformer. Toutefois, si cette lettre de décharge permettrait d’alléger la responsabilité du professionnel à l’égard de son client, elle ne serait pas opposable aux envers les tiers (investisseurs, repreneurs, créanciers, etc.) en vertu de l’effet relatif des contrats.

3. Pour aller plus loin

3.1. Contexte

Responsabilité de l’expert-comptable 

Les experts-comptables sont susceptibles d’engager leur responsabilité en raison de la mauvaise exécution ou de l’inexécution des prestations contractuelles convenues avec leur client au sein de la lettre de mission et, plus largement, pour la méconnaissance du devoir général d’information et de conseil leur incombant.
Ord. 19 sept. 1945, n°45-2138, art 12

L’obligation d’information comporte notamment pour l’expert-comptable :

  • celle de porter à la connaissance du client les dispositions légales ou réglementaires qui peuvent le concerner,
  • celle d’informer son client et/ou de lui présenter et l’accompagner sur des solutions offertes en matière fiscales, sociales, financières.
  • celle de mettre en garde le client (par écrit de préférence) sur les conséquences qu’il tire dans les constatations qui entrent dans son champ de compétence.D’ailleurs, lorsqu’il exerce une mission de rédacteur d’actes sous seing privée, il est tenu, comme tous les professionnels rédacteurs d’actes, d’informer de manière complète ses clients sur les effets et la portée de l’opération projetée, notamment sur ses incidences fiscales.

Cass. civ. 1, 9 nov. 2004, n°02-12415
Cass. com. 2 mai 2007, n°05-21295

Exemples de responsabilité de l’expert-comptable :
  • défaut d’information des cédants de parts sociales sur la persistance de leur engagement de caution, Cass. com. 4 déc. 2012, n°11-27454
  • apport de clientèle en société et absence d’indication des conséquences fiscales liées à l’opération,
    CA Paris, 13 mai 2014, n°13/05915
  • absence de prévision de garanties en cas de cession d’entreprise et de constitution d’une société holding,
    CA Paris 30 nov. 2017, n°16/22687
  • vérification de calcul de plus-value de cession de parts sociales et absence d’interrogation sur le régime fiscal applicable aux plus-values.
    CA Paris, 9 janv. 2020, n°18/20501

La responsabilité de l’expert-comptable ne sera engagée que si le manquement à son obligation contractuelle conduit à un préjudice pour le client.
C. civ. arts 1137, 1197, 1217, 1231-1

Il devra alors réparer ce préjudice, éventuellement solidairement avec d’autres conseils.
Cass. civ. 1, 5 mars 2009, n°08-11374

La jurisprudence retient souvent la notion de perte de chance comme argument d’indemnisation. Ainsi, les défaillances professionnelles de l’expert-comptable auraient seulement privé le client de la possibilité de remédier aux anomalies relevées et donc de perdre une chance d’éviter ce préjudice.
Cass. req. 17 juill. 1889, S. 1891, p.399
 
Dans un premier temps les juges ont validé l’indemnisation d’une perte de chance même faible , avant d’exiger un seuil quantitatif, pour finalement revenir à une position plus large en reconnaissant l’indemnisation d’une perte de chance même minime .Pour certains auteurs cette solution n’est pas des plus opportunes en ce qu’elle risque de multiplier les contentieux. 
Cass. civ. 1, 16 janv. 2013, n°12-14439
Cass. civ. 1, 30 avril 2014, n°13-16380
Cass. civ. 1, 12 oct. 2016, n°15-23230
 
Quoiqu’il en soit, pour être indemnisable la perte de chance doit satisfaire à plusieurs conditions posées par la jurisprudence : 

  • Elle doit exister et être certaine : la personne doit avoir été lésée d’une chance par la réalisation d’une faute. Il faut donc que le préjudice existe et qu’il soit réparable. 
    Cass. civ. 1, 14 oct. 2010, n° 09-69195
  • Elle doit être réelle et sérieuse. En effet, la perte de chance ne peut être hypothétique. Il doit exister une possibilité suffisamment forte pour que l’évènement favorable se réalise et sa perte doit être certaine et ne doit pas pouvoir se représenter.  
    Cass. civ. 2, 1 oct. 2014, n°13-18750

Apport en société et régime du 151 octies du CGI

Un entrepreneur exploitant sous forme d’entreprise individuelle peut souhaiter modifier son mode d’exploitation et choisir d’exploiter son entreprise en société.

Il doit donc organiser le transfert de l’activité existante de l’entreprise individuelle en faveur de la société, ce qui peut se réaliser :

  • soit par voie d’apport,
  • soit par voie de vente.

Le dispositif optionnel de l’article 151 octies du CGI vise les apports en société d’entreprises individuelles ou de branches complètes d’activités, et permet d’optimiser le traitement fiscal de l’opération.
BOI-BIC-PVMV-40-20-30-10

En effet, en principe l’apport d’actifs immobilisés à une société emporte les conséquences fiscales d’une cessation d’entreprise, c’est à dire l’imposition immédiate :

  • des bénéfices d’exploitation réalisés et non encore taxés,
  • des bénéfices en sursis d’imposition (notamment les provisions devenues sans objet),
  • des plus-values constatées sur les éléments d’actifs immobilisés lors de la transmission.
Remarque :

La plus-value est imposée selon le régime des plus-values professionnelles. Cependant, elle pourra bénéficier de certains régimes de faveur (l’exonération de l’article 151 septies du CGI ou celle de l’article 238 quindecies du CGI).

Toutefois, par exception l’apporteur et le bénéficiaire de l’apport peuvent opter dans l’acte d’apport pour l’application du régime de faveur prévu à l’article 151 octies du CGI et bénéficier du report d’imposition des plus-values afférentes aux immobilisations non amortissables.

Pour que le régime de faveur puisse s’appliquer, les conditions suivantes doivent être respectées :

  • l’apport est réalisé par un exploitant exerçant une profession industrielle, commerciale, artisanale, libérale ou agricole à titre individuel (c’est-à-dire qui réalise habituellement des opérations pour son compte et dans un but lucratif) ;
  • l’apport porte sur l’ensemble des éléments affectés à l’exploitation ;
  • la société bénéficiaire de l’apport est imposée à l’IR ou à l’IS. 

BOI-BIC-PVMV-40-20-30-10, § 1

Le régime de l’article 151 octies du CGI permet de différer la taxation des plus-values afférentes aux éléments non-amortissables jusqu’à : 

  • soit la cession, le rachat ou l’annulation des titres reçus en rémunération de l’apport ;
  • soit la cession des biens apportés.

​BOI-BIC-PVMV-20-10, § 60

Les plus-values d’immobilisations non-amortissables (et plus particulièrement la plus-value sur fonds de commerce) sont calculées selon les règles en vigueur lors de l’apport. Elles seront imposées au taux en vigueur l’année au cours de laquelle le report tombe.
BOI-BIC-PVMV-40-20-30-10, § 40

3.2. Faits et procédure

Un exploitant a acquis au cours des années 1990 plusieurs fonds de commerce de restaurants et un droit au bail, sous le régime de marchand de biens.
Il avait recours depuis 1985 à un expert-comptable qui, après avoir exercé au sein d’une société d’expertise comptable, a créé sa propre structure en 1996.
L’exploitant a souhaité restructurer ses activités dans le but d’individualiser le risque lié à chacune de ses entreprises. Il a donc constitué, par la suite, trois sociétés et apporté à chacune d’elles un fonds de commerce qu’il avait acquis sous le régime de marchand de biens.
L’expert-comptable l’a assisté dans la réalisation des actes d’apport et d’immatriculation des nouvelles sociétés.
Les plus-values réalisées à l’issue de la réalisation des apports ont été placées sous le régime de faveur de l’article 151 octies du CGI (report d’imposition).

Le restaurateur a fait l’objet d’un redressement fiscal.
L’administration fiscale a retenu que les fonds de commerce ont été acquis sous le régime de marchand de biens et ont une nature de stock et non d’actif immobilisé. Par conséquent, les plus-values sur la vente de ces biens se trouvent soumises à l’impôt dans les conditions de droit commun, sans pouvoir bénéficier du régime fiscal de faveur de l’article 151 octies du CGI.  
Cette position a été confirmée par un arrêt du Conseil d’Etat rendu le 24 octobre 2014.

Parallèlement à ce contentieux devant les juridictions administratives, l’exploitant a assigné l’expert-comptable en responsabilité devant les juridictions judiciaires pour manquement à l’obligation de conseil et de mise en garde lors des opérations de restructuration de ses activités.
Dans un jugement rendu le 9 janvier 2017, le TGI d’Evry a débouté l’exploitant de ses demandes.
Il interjette appel de cette décision.

3.3. Arrêt

La Cour d’appel de Paris infirme le jugement et fait droit à la demande de l’exploitant aux motifs que :

  • L’expert-comptable a accepté, dans l’exercice de ses activités juridiques accessoires, d’établir les contrats d’apports en société, et était de surcroît rémunéré pour ces prestations. Il était donc tenu d’informer et d’éclairer de manière complète son client sur les effets de l’opération projetée et particulièrement sur les incidences fiscales, ce qu’il n’a pas fait.
  • Il est avéré qu’il connaissait le régime juridique sous lequel les acquisitions des fonds de commerces avaient été effectuées. En tout état de cause il devait, au moment de l’établissement des actes d’apport, se renseigner sur le statut des biens afin de prodiguer un conseil tenant compte du régime antérieurement adopté.
  • Le fait que le montage ait été arrêté d’un commun accord entre le client et sa banque ne dispensait aucunement l’expert-comptable, intervenu pour rédiger les actes d’apports et immatriculer les nouvelles sociétés recevant ces apports, de son obligation de conseil.
  • Les compétences personnelles du client ne déchargent pas non plus le professionnel de son obligation de conseil et de mise en garde,
  • Le préjudice en lien avec le manquement relevé réside dans la perte de chance pour le client d’avoir pu évaluer correctement l’incidence fiscale de l’opération, d’appréhender le fait qu’elle n’était pas éligible au sursis à paiement et de préparer dans de meilleures conditions financières son projet. Il n’est, en revanche, pas établi que le client disposait de réelles alternatives pour éviter une imposition des plus-values, compte tenu de son obligation de vendre à bref délai les fonds acquis sous le régime de marchand de biens. La perte de chance est donc évaluée à 10 000 euros

3.4. Analyse

Le devoir général de conseil va donc au-delà de la mission de rédaction d’actes et de ce qui avait été exactement précisé dans la lettre de mission.

Cet arrêt permet aussi de rappeler que l’expert-comptable ne pas être déchargé de son obligation d’information et de conseil :

  • ni par les compétences personnelles de son client
    Cass. civ. 1, 9 nov. 2004, n°02-12415
  • ni par la présence à ses côtés d’un conseiller personnel (en l’espèce, l’opération était convenue entre le client et sa banque mais l’expert-comptable était chargé de rédiger les actes et faire immatriculer les sociétés bénéficiaires).
  • ni par l’ignorance d’une information : le simple fait d’avoir connaissance d’une information, ou d’avoir accès à cette information en se renseignant et en effectuant des recherches et vérifications, suffit à engager sa responsabilité. Voir notre actualité Déclarations fiscales : la responsabilité du conseil peut être engagée (CA Rouen 22/05/2019)
    En l’espèce, il s’agissait notamment de se renseigner sur le statut des biens en questions pour prodiguer un conseil adéquat. De plus, l’expert pouvait avoir connaissance du régime sous lequel les achats avaient été effectués puisqu’il était déjà le conseil de son client au moment des acquisitions.